(7/10/2012 : je permets de nouveau aujourd’hui la consultation par tous de ce billet, entre autres, après de longs mois d’autocensure ; je m’étais bel et bien trompé, mais je n’ai sans doute pas été le seul à être abusé par la carte en question. Le lecteur est fortement invité à prolonger sa lecture jusqu’aux commentaires, qui complètent — corrigent — le billet.)
Le site Lemonde.fr nous a proposé dès le jour même, en accès libre, une carte interactive des manifestations du 2 octobre contre la réforme des retraites. Sur certaines des villes où une manifestation a eu lieu [1], deux cercles superposés indiquaient respectivement le nombre de manifestants selon les syndicats (en rouge) et selon la police (en bleu).
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Capture du site www.lemonde.fr, le 2 octobre 2010 à 18 h 42.
Une carte française à plusieurs titres. Comme chacun sait, les chiffres syndicaux et policiers, toujours plus ou moins discordants, sont généralement ce autour de quoi l’information à chaud sur les grandes manifestations françaises se structure. On attend patiemment ces chiffres, puis ils font l’objet d’une tentative de qualification globale de la mobilisation par les journalistes, par les principaux leaders syndicaux et par le gouvernement, dont on guette l’éventuelle prise en compte politique.
L’écart entre ces chiffres, évidemment insatisfaisant, fait en soi l’objet de débats récurrents. Mais le gouvernement comme les syndicats semblent s’en satisfaire. Il symbolise à lui seul la profondeur de leur désaccord. Il en résulte que toutes les manifestations se ressemblent un peu, car toute victoire ou défaite n’est toujours qu’une victoire ou une défaite en demi-teinte. Ceci laisse les coudées franches pour la petite joute verbale par médias interposés qui s’ensuit. Ainsi l’examen des causes profondes de ces mobilisations populaires est-il fréquemment compromis par cette question de chiffres et par ces petites phrases dont les médias se délectent. Et les débats de pourrir précocement, bien avant de mûrir.
Les journalistes, de leur côté, ne cherchent pas non plus de nouveaux outils ; ils ne prennent pas davantage la peine de faire leurs propres mesures [2]. Entre l’idée qu’ils aient encore un rôle fort à jouer dans la vie politique française et l’évolution des médias (télévision en tête), de moins en moins encline à la profondeur et au débat, le choix semble avoir été fait. Ces superficielles collectes et querelles de chiffres, facilement renouvelables de manifestation en manifestation, sont une part de leur fonds de commerce ; du point de vue des médias contemporains et de leurs intérêts propres, il serait contre-productif d’aller plus loin.
Pour en revenir à la carte, quitte à se que tout le monde se contente des chiffres des organisateurs et de la police, il est surprenant qu’un site tel que Lemonde.fr propose cette représentation graphique, qui obscurcit bien plus qu’elle n’éclaire l’approche déjà complexe de ce fameux nombre de manifestants. Lorsqu’on passe la souris sur les cercles de la carte interactive, les deux chiffres, communiqués par une source journalistique locale, apparaissent dans une « bulle ». Cette légende contextuelle révèle au lecteur ayant un minimum le sens des proportions combien la carte proposée est peu fiable : je remarque que pour plusieurs villes, l’écart de taille entre les deux cercles ne correspond pas à l’écart entre les deux chiffres de la bulle.
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Les deux cercles les plus au Sud-Ouest de la carte du site Lemonde.fr correspondent à ceux de la manifestation de Pau.
Un premier exemple : le nombre de manifestants à Pau. Sur la carte (voir ci-contre), il ne faut pas grand chose pour que les diamètres des deux cercles correspondent ; le bleu est presque en passe de recouvrir intégralement le rouge. Pourtant, le chiffre de la police (12000 manifestants) ne s’élève qu’aux deux tiers de celui des syndicats (18000).
Je prends pour second exemple, plus flagrant, le cas de Marseille, cette ville pour laquelle l’écart entre le chiffre de la police et celui des syndicats est l’un des plus (ridiculement) importants :
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À gauche, le bas de la carte du site Lemonde.fr et la bulle qui apparaît lorsqu'on passe la souris sur les cercles de Marseille. À droite, j'ai réalisé deux cercles proportionnels aux chiffres annoncés dans la bulle.
Pour représenter le fait qu’il y a eu 19000 manifestants selon la police et 150000 manifestants selon les organisateurs, j’ai simplement [trop simplement, lire les commentaires ci-dessous] superposé, ci-dessus à droite, un cercle de 19 pixels de diamètre et un autre cercle de 150 pixels de diamètre. Le tout a été redimensionné proportionnellement, en prenant pour diamètre de référence celui du point bleu de Marseille sur la carte, soit le chiffre de la police.
Que faut-il en déduire ? Que le site du Monde cherche à minimiser l’écart entre les deux chiffres ? Qu’il tend à sous-représenter volontairement le nombre de manifestants tel que compté par les organisateurs ? Avant toute chose, mon approche se veut ici moins politique et hasardeuse que plutôt d’ordre journalistique, et sans appel je crois : comment un tel site peut-il se satisfaire d’indicateurs graphiques à ce point imprécis ? Les abonnés du site du Monde ont-ils accès à une carte ayant des cercles un peu plus fidèles aux chiffres, ou payent-ils pour avoir accès comme moi à cette infographie qui a vite perdu toute valeur à mes yeux ?
Comme si le flou des chiffres ne suffisait pas, Lemonde.fr les communique de prime abord sous une forme graphique qui, certes, est plus attrayante qu’un pavé de texte mais, et c’est tout de même gênant, induit le lecteur en erreur. Voilà de quoi nuancer le discours à la mode selon lequel la puissance de l’informatique et la dataviz, la visualisation de l’information, réduiraient les maux de la presse en répondant mieux aux attentes d’un lectorat victime d’infobésité. Voici un extrait d’un billet rapportant les propos apparemment enjoués d’un designer d’interaction, à l’occasion du Webdesign international festival de Limoges, en juin dernier :
« [...] la visualisation est “la clé de l’illumination”, les ordinateurs changent le monde car ils rendent la visualisation de données plus facile. Grâce à la visualisation de l’information, couplée à la puissance de calcul de nos machines, il devient possible d’extraire du sens à partir d’une situation chaotique de déluge informationnel. » (source)
À titre personnel, je n’ai rien contre cette tendance, même si on lui prête des vertus salvatrices qu’elle n’a pas (un peu comme l’iPad). Toutefois, les journalistes n’oublieront pas de bien vérifier que la représentation graphique des données qu’ils exploitent est conforme aux dites données et, si possible, de toujours mettre les données sources à la disposition du lecteur. Mais avant cela, j’insiste, il me semble que le rôle du journaliste est au moins autant la collecte de données fiables que leur exploitation sous quelque forme que ce soit.
Cerise sur le gâteau : je constate le dédoublement des indications de mise à jour sur la page où apparaît cette infographie. Le haut de la page indique une mise à jour à 13 h 02 (revenir à la première illustration de ce billet et regarder sous le titre), ce qui parait un peu tôt pour faire un bilan graphique des manifestations [3]. Un peu plus bas, dans le prolongement de Lille, sur la droite et en rouge, on peu lire également « Carte mise à jour à 18 h 35 ». S’agirait-il de l’heure de mise à jour selon les syndicats ?
Note(s) :- Un commentaire d’un lecteur du site du Monde déplore que cette carte ne soit pas exhaustive.
- Je sais, je les mets tous dans le même panier ici et j’admets n’est pas très satisfaisant…
- À titre d’exemple, la manifestation parisienne ne débutait qu’à 14 h 30.